23 Fév TÉLÉRAMA // Théâtre confiné en réseau : sur le web, les personnages de Tchekhov dialoguent avec ceux de Pirandello
Joëlle Gayot
Publié le 21/02/21
Les salles de théâtre ? Fermées. Les captations de spectacles ? Dépassées ! Avec son projet “8 personnages en quête d’auteur”, la metteuse en scène Émilie Anna Maillet offre aux comédiens amateurs et professionnels de diffuser en ligne de courtes séquences vidéo où ils déclament des répliques d’auteurs. Un récit choral ludique et poétique.
Le théâtre n’en finit pas de se réinventer sur nos ordinateurs, et les streamings de spectacles, très courus par temps de confinement, pourraient bientôt faire figure de dinosaures. Avec son Théâtre confiné en réseau, la metteuse en scène Émilie Anna Maillet renvoie les captations à la préhistoire du digital. Elle déploie un outil participatif à l’intention des professionnels et des amateurs afin qu’ils s’emparent de répliques d’auteurs pour déployer de singulières fictions.
Dernier opus de cette apprentie geek qui n’en est pas à son coup d’essai : 8 personnages en quête d’auteur. Un « réseau social fictionnel » dont le mode d’emploi est basique. Sur un site dédié, on se connecte, on s’inscrit, on choisit une phrase parmi celles qui sont disponibles dans une banque de données et on entre dans la peau d’un des huit personnages proposés sur le site. Des dialogues théâtraux se créent en ligne. Un récit naît, qui puise aux sources de Pirandello, Tchekhov ou Shakespeare, mais s’en détache pour tramer de toutes autres fables.
Émilie Anna Maillet a conçu un jeu de rôle à l’échelle numérique. Mais si la dimension ludique est souhaitée, l’enjeu de son travail va au-delà de la seule interactivité: « Comment faire pour ne pas être de simples consommateurs, mais devenir des créateurs avec ces outils numériques ? Comment les détourner pour écrire un récit ? » Passionnée par l’irruption dans nos vies du réseau Instagram ou de l’application TikTok, lieu de partage de vidéos très prisé par les adolescents, sidérée par nos métamorphoses en « publicitaires de nous-mêmes » à travers les selfies, l’artiste a décidé d’étoffer les datas d’un peu de poésie. « Je travaille sur l’inconscient. L’aléatoire des algorithmes est l’équivalent de nos inconscients. » Collées les unes aux autres, juxtaposées, additionnées, les répliques fabriquent un propos qui « renvoie à l’intime ». Comme un long monologue collectif qui raconterait où nous en sommes de notre relation à l’autre ou à l’enfermement.“Il faut arrêter ce snobisme qui prend de haut les possibles du digital.”
“Il faut arrêter ce snobisme qui prend de haut les possibles du digital.” Émilie Anna Maillet
Émilie Anna Maillet n’est pas une néophyte dans le monde virtuel. Avant de déployer son Théâtre confiné en réseau, elle a monté en 2012 Hiver, pièce du Norvégien Jon Fosse, et imposé des hologrammes aux côtés des acteurs. En 2015, elle récidive avec la mise en scène Kant, toujours de Fosse, spectacle pour lequel elle recourt à la réalité virtuelle et à des QR codes téléchargés sur les tablettes du public afin de prolonger les actions sur scène.
Cette pédagogue qui enseigne le théâtre n’envisage pas le numérique comme « une fin en soi ». Mais elle est convaincue qu’il peut et doit accompagner les actions artistiques en direction du jeune public. « Il faut cesser de faire pour ces jeunes des spectacles au rabais. Arrêter ce snobisme qui prend de haut les possibles du digital. Nous devons mettre les moyens financiers pour inventer des sites qui, ensuite, inciteront les gens à revenir au théâtre. »Les captations, c’est bien, mais cela ne suffit pas. Le XXIe siècle théâtral sera pétri de chair, de sang, de sueur. Et d’algorithmes, ça va de soi.
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